Conférence imaginaire : « Peut-on encore réfléchir l’agriculture au-delà des modèles radicaux ? »

Cette conférence n’aura pas lieu : qui a envie aujourd’hui de se questionner ou débattre sur la pertinence des modèles agricoles — en cours ou désirés — des pays développés, dont la France au premier chef ? Critiquer le modèle actuel ou celui promu par les partisans de la transition écologique n’est pas franchement envisageable en 2022. Parce que chaque camp est radical, ne peut et ne veut entendre qu’il n’est que le produit de croyances propagandistes, idéologiques et orientées. Pourtant, avec un peu de travail sur la réalité de ce qu’est l’histoire de l’agriculture contemporaine, de son économie, de ses qualités et faiblesses, de ses limites et des nombreux travaux scientifiques effectués pour l’étudier et l’améliorer, il est possible de dégager quelques conclusions devant mener à des solutions viables, équilibrées et surtout positives pour la société, comme pour l’environnement naturel.

(Temps de lecture : 20 minutes)

Me voici de nouveau devant vous et je vous remercie de votre attention par avance. Pour ceux qui estiment que les sujets abordés mériteraient moins de 30 minutes et devraient être synthétisés, je les invite à aller débattre sur les réseaux sociaux ou lire des billets d’influenceurs lobbyistes plutôt que de m’écouter. Pour les autres, j’espère que je saurai vous convaincre de la nécessité d’envisager un sujet — celui des modèles agricoles — autrement que par le prisme binaire et sophiste qui prédomine aujourd’hui.

Le sujet est donc celui de l’agriculture et plus précisément celui des modèles agricoles. Il survient après quelques commentaires déçus lors de ma dernière intervention au sujet du biais catastrophiste au cours duquel j’évoquais les problèmes engendrés par l’agro-industrie, dans les 20% de pays les plus développés. Les solutions aussi qu’avait apporté ce modèle agro-industriel, en termes de capacité de production de matières premières pour permettre à près de 8 milliards d’individus de se nourrir. Enfin pas tous, pas de manière uniforme, ni sans quelques distorsions.

Certains d’entre vous ont réagi négativement à cette partie de la conférence en marquant leur incompréhension sur mon attaque envers les betteraves par exemple, ou encore en brandissant un ouvrage qui démontrerait que « l’agriculture » est le meilleur protecteur de la biodiversité. Derrière ces réactions, transpire à mon sens, une volonté de défendre ce qui est appelé l’agriculture intensive, qui ne serait pas un problème, mais au contraire la solution. Certains ont d’ailleurs utilisé ce terme. Sauf que je n’ai jamais parlé d’agriculture intensive, mais d’agriculture intensive industrielle, donc d’agro-industrie. C’est donc par cette distinction sémantique que j’aimerais débuter.

Agriculture intensive et agro-industrie, même combat ?

Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire, je n’apprendra rien en rappelant que ce qui a été appelé la révolution verte a débuté après la seconde guerre mondiale et a profondément modifié le visage du monde agricole comme la capacité des grandes nations à produire des matières agricoles. Pour résumer, la révolution verte est basée sur une généralisation de la mécanisation en agriculture, soutenue par l’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides produits à partir du pétrole, à l’origine par l’industrie américaine de fabrication d’explosifs. Ce nouveau paradigme dans la production agricole n’a pas été contesté jusqu’à la fin des années 90 et pour cause : les rendements étaient très élevés, le travail agricole moins pénible, l’économie pétrochimique en plein boum. C’est ainsi que Monsanto est — entre autres — devenue une multinationale au pouvoir inégalé, grâce à son produit phare, le Roundup.

Il ne va pas m’être possible de reprendre tous les tenants et aboutissants de cette deuxième révolution industrielle par l’agriculture, mais je vais quand même rappeler comment ce modèle s’est constitué, avec quels fonctionnements, avantages et limites, voire quels échecs. Sachant que si le modèle d’agriculture dite intensive est issu en partie de la révolution verte et de la pétrochimie, il n’en est pas totalement dépendant, à l’inverse de l’agro-industrie. Regardons alors de plus près ce qu’est l’agro-industrie, son évolution et ses caractéristiques.

L’agro-industrie est un secteur de l’industrie. Ce n’est pas de l’agriculture au sens propre. Pourquoi, allez-vous me dire ? Pour d’innombrables raisons que je vais tenter d’expliquer. La première est basée sur des analyses très simples : le travail de la terre ou l’élevage des animaux sont basés sur des pratiques anciennes, qui ont évolué au cours des époques mais qui ont conservé des traditions, des pratiques mais aussi des valeurs. Un agriculteur ou un éleveur, respectent la terre, le bétail. Des limites à leur pratique agricole existent dans leur activité et même s’ils ont besoin de gagner leur vie par ces activités, la recherche du profit ne peut les exonérer du respect de certaines règles. L’agro-industriel, non.

Un agriculteur sait qu’il doit pratiquer la rotation des cultures ainsi que la jachère. Un agro-industriel n’en a cure : la terre est un substrat comme un autre, dans lequel il injecte des produits pétrochimiques pour faire croître des semences enrobées de produits pétrochimiques afin d’éliminer les éléments vivants pouvant potentiellement perturber la dite croissance, jusqu’à la récupération des plantes ainsi obtenues. L’agro-industriel ne sème que les même variétés de plantes sur des surfaces les plus grandes possibles, il pratique la monoculture. Pour pouvoir engranger le maximum de matières premières, il arrache les haies centenaires pour que ses machines, le plus souvent automatisées et pilotées par GPS, puissent circuler en toute tranquillité. De la même manière, l’élevage industriel ne respecte pas le bétail qui n’est plus que chair industrielle, enfermée et entassée dans des usines à viande — ou à lait, parfois.

Je pourrais continuer longtemps à décrire ce qu’est l’agro-industrie et qui n’est pas de l’agriculture — et qui n’est pas de la simple agriculture intensive non plus — sauf que cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Le but de cette conférence est avant tout de comprendre en quoi les deux modèles majoritairement proposés ne sont pas une solution à elles seules. Je parle en réalité du modèle purement agro-industriel et du modèle purement agrobiologique (souvent confondu avec le modèle agroécologique, soit dit en passant). Je vais donc reprendre en premier les différentes caractéristiques du modèle agro-industriel et expliquer en quoi il est un vrai problème : économique, sociétal, environnemental et sanitaire.

L’agro-industrie détruit de plus en plus pour produire toujours plus

L’offre alimentaire a triplé entre 1950 et 2000 et jusqu’à cette époque pas si lointaine, l’agro-industrie était mise en avant comme la principale raison de cette formidable avancée dans la production de produits agricoles. Sauf qu’à partir de ces années 2000 les ingénieurs agronomes et autre chercheurs en environnement, dont des écologues, calculent alors ce qui est appelé des « externalités négatives ». Cette approche scientifique a été particulièrement développée en Europe, et devait permettre d’opérer un changement de modèle, puisque ce dernier posait problème. Ces externalités permettent d’observer et mesurer ce que la production agro-industrielle détruit ou réduit d’un point de vue environnemental, particulièrement au niveau des ressources naturelles. Les principales sont une consommation des ressources en eau trop importantes, la destruction de la biodiversité dans des proportions ne permettant plus — à termes — le renouvellement des espèces affectées, la destruction d’espaces humides naturels, la modification des sols et leur appauvrissement, la pollution des sols et des nappes phréatiques par les intrants pétrochimiques et les nitrates.

L’effondrement des colonies d’abeilles causé par l’utilisation des néonicotinoïdes dans l’agro-industrie est une réalité scientifique, pas un délire militant d’ONG environnementales en mal de visibilité. De la même manière, la disparition d’un tiers des oiseaux dans la Beauce en 30 ans n’est pas une théorie tordue, c’est un fait scientifiquement établi. La baisse drastique des population d’insectes partout où l’agro-industrie est importante est parfaitement réelle et logique : comment voulez-vous expliquer que l’épandage d’insecticides, les semences enrobées censés tuer les insectes n’affecteraient pas les populations… d’insectes ? La volonté d’éradication des contingences naturelles pour la production agro-industrielle a forcément des répercussions fortes sur l’environnement naturel. Ne pas le reconnaître ou vouloir le minimiser est à la fois absurde et malhonnête.

Venons-en maintenant aux conséquences sanitaires, économiques et sociétales de ce modèle.

Industrialiser le vivant est mortifère et contre-productif à termes

Une industrie a pour vocation première d’augmenter ou à minima maintenir sa production chaque année tout en améliorant ses marges dans la mesure du possible. Dans le cadre de l’industrie manufacturière, au sein d’une économie de marché ouverte et concurrentielle, il n’y a rien à redire à ça : marché de l’offre et de la demande, rentabilité, profits, investissements sont des modèles difficilement contournables pour ceux qui veulent produire dans ce système et surtout s’y maintenir. Dans le cas de l’agriculture, ce fonctionnement capitaliste est excessivement difficile à maintenir, voire impossible. C’est pourquoi, ce qui est appelé l’agriculture française — et qui est en réalité l’agro-industrie française — est totalement subventionnée, sous perfusion des aides d’États via des mécanismes européens, dont au premier chef la fameuse PAC, la politique agricole commune. Sans ces aides financières il n’y aurait plus d’agro-industrie en Europe et particulièrement en France : la plupart des exploitations agro-industrielles auraient mis la clef sous la porte pour cause de coûts de production trop élevés au regard des prix de vente des matières premières agricoles sur les marchés.

Le maintien sous perfusion économique de l’agro-industrie depuis des décennies a plusieurs conséquences. La premières est une réduction drastique de l’agriculture vivrière en France. Donc de la paysannerie traditionnelle. Au moins 50% des légumes et 70% des fruits consommés en France sont importés. C’était 25% en moyenne il y a 20 ans. Notre souveraineté alimentaire n’est plus correctement assurée et tout le monde s’en moque. Dans le même temps, la pollution causée par l’agro-industrie a détérioré les écosystèmes : des espèces de chauve-souris sont en quasi extinction, tout comme des quantités d’insectes qui manquent désormais à l’appel, avec pour conséquence directe le recul du nombre d’oiseaux ainsi que des problèmes de pollinisation. Des maladies neurologiques sont en hausse très inquiétante — la maladie de Parkinson en premier lieu — chez les exploitants et leurs salariés, exposés aux différents pesticides. Les petites exploitations ferment les unes après les autres, au profit des très grandes, les seules à pouvoir se maintenir économiquement. Les agro-industriels ne participent plus à nourrir les populations — comme il est de bon ton de le dire pour protéger ce secteur des critiques — mais alimentent en réalité majoritairement les bourses des matières premières agricoles, et au final, la finance internationale. Deux-tiers de la production céréalière est vendue pour nourrir le bétail de l’élevage agro-industriel.

Vous allez me dire alors : « Oui, mais il n’y a pas que les agro-industriels, il y a aussi les petits producteurs, les agriculteurs-éleveurs traditionnels. » Certes, mais leur part se réduit de plus en plus au profit des grandes exploitations agro-industrielles. Pour vous donner une idée plus précise du phénomène, je vous lis quelques extraits de la dernière étude gouvernementale Agreste :

En 2020, la France métropolitaine compte 389 000 exploitations agricoles, soit environ 100 000 de moins qu’en 2010 lors du dernier recensement. La taille des exploitations continue d’augmenter. Le nombre d’élevages se réduit plus fortement que celui des exploitations à dominante végétale. Les salariés permanents non familiaux assurent une part plus importante du travail agricole. Moins nombreuses, les exploitations s’agrandissent. En 2020, elles exploitent en moyenne 69 hectares (ha), soit 14 ha de plus qu’en 2010 et 27 de plus qu’en 2000. L’extension des surfaces est plus marquée pour les éleveurs que pour les exploitations spécialisées en production végétale. Ainsi, de 2010 à 2020, les surfaces moyennes des élevages de vaches laitières augmentent de 78 à 106 ha, celles des élevages de bovins viande de 65 à 85 ha, et celles des producteurs de céréales et oléo-protéagineux de 80 à 96 ha. Les grandes exploitations, dégageant plus de 250 000 euros par an de Production brute standard (PBS) – sont les seules dont le nombre s’accroît en 2020 (+ 3,4 %). Elles représentent désormais une exploitation sur cinq. Dotées d’une SAU (surface agricole utilisée) moyenne de 136 ha, elles exploitent près de 40 % du territoire agricole et mobilisent 45 % de la force de travail agricole, soit respectivement 7 points et 8 points de plus qu’en 2010. Quasi inexistantes dans les élevages de bovins viande, d’ovins ou de caprins, elles représentent plus de 7 exploitations spécialisées en porcins sur 10. À l’opposé, l’effectif des microexploitations (moins de 25 000 euros de PBS) diminue à un rythme plus soutenu que celui de l’ensemble des exploitations (- 31 % entre 2010 et 2020).

Le modèle agro-industriel a pris le dessus sur celui de l’exploitation agricole classique, dans le végétal comme dans une partie de l’élevage (porcin et aviaire en particulier) et il est mortifère par essence : destruction des écosystèmes, pollution des sols, de l’eau, de l’air, maltraitance animale et j’en passe. Je sais bien que ce type de discours est assimilé à celui des militants écologistes et n’est pas acceptable par leurs détracteurs. Sauf qu’il me semble dangereux de refuser toute critique par idéologie, en amalgamant les discours pour les politiser. Je vais tenter de m’en expliquer avant de continuer plus avant.

Écologie, environnement : ne pas tout mélanger serait une bonne chose

Pour mieux appuyer mon propos, je préfère expliquer d’où je viens et pourquoi ce sujet de l’agriculture me tient à cœur. J’ai été élevé en campagne, ma famille était pour moitié issue du monde agricole. J’ai passé mon enfance à faire les foins, ramasser des légumes et autres activités de nettoyage des bâtiments d’élevage. J’ai toujours vécu en campagne, que ce soit dans des environnements dits « sauvages » (des montagnes quasiment sans exploitation agricole) ou au milieu des exploitations agricoles. C’est d’ailleurs le cas depuis 10 ans puisque le terrain sur lequel j’ai construit mon habitation est à moitié entouré de champs de blé ou de colza. J’ai, depuis 30 ans, toujours ou presque, cultivé des légumes. Planté des haies, des arbres fruitiers, des plantes mellifères. Je n’ai jamais utilisé de produits issue de l’agrochimie pour mes cultures, par souci de préservation de l’environnement et par mesure sanitaire. Je connais très bien les conditions de vie du monde agricole et fréquente des paysans traditionnels, des paysans convertis à l’agroécologie, à l’agrobiologie ou à l’agriculture raisonnée, ainsi que des agro-industriels, depuis 40 ans. Tout ça pour vous expliquer que je ne suis pas un observateur urbain et déconnecté du sujet, qui, depuis son appartement, viendrait expliquer des problèmes qu’il ne connaîtrait que sur le papier.

Ceci étant dit, la problématique de l’agriculture industrielle existe ou n’existe pas en fonction de l’adhésion à certaines thèses. Si l’on adhère à la thèse de l’impossibilité de « faire autrement », avec une croyance sur la supériorité démontrée du modèle agro-industriel sur tout autre, en termes de productivité et d’efficacité économique, il n’y a pas grand chose à reprocher à ce modèle. Mais il faut alors admettre que dans ce cas là, il n’y a aucun problème environnemental avec ce modèle, aucune pollution, aucune destruction de biodiversité, etc… Ce qui est parfaitement impossible à soutenir puisque comme nous l’avons vu précédemment, il est parfaitement logique et indiscutable que ce modèle est destructeur d’un point de vue écologique (le vivant). Il est donc possible de s’accorder sur un point : l’agriculture peut être un bienfait, environnemental, social, économique et peut même participer à protéger l’environnement naturel. Mais ce bienfait n’est possible qu’avec une autre agriculture que celle développée par l’agro-industrie. Et c’est alors que nous sommes bien obligés de se pencher sur les différentes méthodes agronomiques permettant à la fois de cultiver et pratiquer l’élevage de manière à ne plus causer de dommages environnementaux, mais au contraire en participant à sa préservation.

Avant d’aller loin il me semble donc aussi nécessaire d’établir quelques points pour définir ce qu’est fondamentalement l’écologie et la notion souvent floue d’environnement. L’écologie n’est pas censée être une activité basée sur la chasse à la pollution ou une protection de la nature basée sur un concept central et totalement décalé qui voudrait que toute action humaine dans les milieux naturels est destructrice de ces mêmes milieux. 99% des forêts européennes sur lesquels les défenseurs de la nature s’extasient et veulent protéger, sont des créations humaines, transformées au cours du temps par l’homme, entretenues par l’homme. En de nombreux points du globe des environnements naturels ou des espèces animales auraient disparu depuis longtemps si l’homme n’en avait pas pris soin. Par la prévention des incendies naturels en nettoyant les sous-bois, en luttant contre des plantes ou des insectes invasifs, en protégeant des espèces animales par l’élevage, etc… L’image qui m’amuse le plus est celle des 3 poules et un coq que j’accueille dans mon pré d’un demi hectare : vous pensez vraiment que si les êtres humains ne les avait pas élevées et protégées au cours du temps ces poules, elles seraient encore là aujourd’hui ? Les prédateurs ne les auraient pas dévorées une à une jusqu’à leur extinction il y a plusieurs milliers d’années déjà ? Comment peuvent se défendre et se nourrir des poules seules, se protéger du froid, sans aide ? Et bien pas franchement bien. Une erreur de ma part dans la fermeture de leur poulailler il y a un an a suffit à ne retrouver que quelques plumes des 4 autres poules que j’élevais : les renards de la forêt voisine avaient faim en ce printemps très froid et ils se sont nourris logiquement sur mon erreur. Les malheureuses poules et leur coq n’ont rien pu faire. Cela s’appelle la chaîne alimentaire. J’étais triste, mais ce qu’on nomme la nature n’est pas spécialement bienveillante comme on aimerait souvent nous le faire croire. C’est une lutte incessante qui s’y opère.

Bref, vous comprenez bien que l’écologie est en réalité avant tout une science censée étudier le vivant et pourquoi pas trouver des solutions pour que celui-ci soit le moins possible détruit par les activités humaines. Une fois ceci dit, il est clair que l’écologie n’a pas à dicter comment les activités humaines doivent être menées, mais plutôt comment les activités humaines pourraient être mieux organisées au mieux des intérêts du vivant. Ou au moins mal. C’est à partir de là que l’environnement doit être compris en réalité comme « environnement non-artificialisé » : la nature est un concept très obscur si l’on regarde bien les choses en face, puisque nous en faisons partie.

Disons que l’environnement non-artificialisé par l’homme et contenant la biodiversité, a nécessité d’être maintenu en bon état, en bonne santé, comme l’être humain lui-même, soit dit au passage. Il me semble donc important de ne pas tout mélanger et revenir à des principes plus clairs lorsque l’on parle d’écologie et d’environnement. D’où le fait que l’agroécologie, menant à ce que l’on appelle l’agriculture raisonnée, peut contenir des solutions tout à fait intéressantes à mettre en œuvre. Si l’on admet que l’agro-industrie a atteint une limite… qui ne peut que mener à des problèmes sanitaires, environnementaux, économiques de plus en plus graves.

Agroécologie et agriculture raisonnée ne sont pas des gros mots

Le principal problème de l’agroécologie est d’avoir été préemptée par l’écologie politique. Par des partis politiques ainsi qu’une une idéologie politique qui recouvre de sa vision très particulière tous les problèmes de la société industrielle dans laquelle nous vivons. Cette préemption est très problématique parce qu’elle polarise les discussions au sujet de l’agriculture en France. Si vous parlez d’agroécologie, vous êtes forcément un écologiste, vous défendez donc tout ce qui va avec : vous êtes pro énergies renouvelables, anti-nucléaire, pro voitures électriques, défenseur du climat et pour l’arrêt des émissions carbone et souvent anti-capitaliste donc potentiellement pro-décroissance. En réalité, l’agroécologie n’a pas été développée par les écologistes mais par des ingénieurs agronomes soucieux de trouver des issues aux problématiques engendrées par l’agro-industrie, que ce soit en termes de la ressource en eau, de la qualité des sols, des destructions de la biodiversité mais aussi pour améliorer les rendements en sortant de la dépendance aux intrants chimiques. L’INRAE, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, travaille depuis des années sur des solutions agricoles viables, rentables et surtout pérennes, à base de techniques agroécologiques. En introduction de leur site sur le sujet, l’INRAE indique la chose suivante :

L’agroécologie propose plusieurs leviers pour assurer la production agricole tout en réduisant l’utilisation des intrants et en préservant les sols et l’eau. Parmi ces leviers, le biocontrôle permet de réguler les maladies et ravageurs en utilisant leurs prédateurs naturels (oiseaux, insectes, microorganismes « auxiliaires »). L’utilisation de ces régulations naturelles implique de favoriser la biodiversité dans les espaces cultivés. Autre levier de l’agroécologie, la diversification des cultures, de la parcelle aux paysages, contribue à cette biodiversité et à la réduction de l’usage des intrants. Ce cadre permet de réfléchir l’articulation entre les productions animales et végétales dans les territoires, mais aussi les articulations entre tous les organismes présents dans les écosystèmes. Ces évolutions, qui vont conduire à des productions et des produits plus hétérogènes, vont aller de pair avec l’évolution des régimes alimentaires.

L’agroécologie n’est pas un cahier des charges ouvrant droit à un label comme dans l’agriculture dite bio, l’agrobiologie. L’agrobiologie part du principe qu’il faut cultiver sans produits de synthèse ou issu de la pétrochimie alors que l’agroécologie est une somme de techniques agricoles permettant d’éviter l’utilisation de produits de synthèses ou de les diminuer. L’agroécologie utilise des techniques pour réduire l’utilisation de ressources en eau ainsi que des pratiques agricoles utilisant la biodiversité pour protéger les cultures et améliorer leur production. L’INRAE travaille fortement dans ce sens et j’invite tout un chacun à aller consulter les différentes recherches, programmes en cours pour permettre à l’agriculture moderne de sortir des techniques purement agro-industrielles et bénéficier de techniques agroécologiques. Ce qui ne veut pas dire arrêter l’agriculture dite intensive ou l’arrêt total des intrants chimiques ou des pesticides, même si l’objectif est d’y parvenir pour ces derniers, quand cela est possible.

Une interview sur le site de l’INRAE permet de mieux comprendre la démarche en agroécologie, avec des essais effectués dans des vergers de pommiers. Je vous lis un extrait :

Atteindre 45% de réduction sans perte de rendement et sur le long terme était finalement accessible, mais semble représenter un seuil. Nous essayons d’aller au-delà dans les systèmes BIO et ECO, pas à pas, par exemple en diminuant l’usage du cuivre et du soufre comme fongicides, ou en supprimant les néonicotinoïdes, qui permettent de lutter contre les pucerons. Contre ces derniers, nous expérimentons des plantes répulsives, comme l’œillet d’Inde ou le romarin. Parallèlement, nous développons un nouvel essai avec une démarche totalement différente. Au lieu de diminuer les pesticides pas à pas, nous concevons un système « zéro pesticide » dès le départ, avec un agroécosystème diversifié composé d’une mosaïque d’arbres fruitiers et de plantes de service qui exercent différentes fonctions : effets de barrière, de dilution, effets répulsif pour les ravageurs et attractif pour les auxiliaires… Ceci implique de réfléchir à l’échelle supra-parcellaire et de repenser les modes de commercialisation pour une production diversifiée.

Je tiens à préciser que les techniques agroécologiques ne sont pas réservée à certaines cultures ou élevages, elles peuvent être appliquées à toutes les cultures ou élevages. Le principe général n’étant pas de faire basculer un modèle agro-industriel du tout chimique à un autre sans aucune chimie, mais d’adapter au mieux des techniques faisant appel à l’agroécologie pour diminuer au maximum la dépendance à l’agrochimie en agriculture, abaisser la consommation de ressources en eau en agriculture, faire appel aux capacités de protection naturelle issues de la bonne gestion de la biodiversité, tout en ne s’interdisant pas d’utiliser la chimie quand les méthodes agroécologiques ne sont pas suffisantes. Cette approche mène à ce que l’on appelle en réalité l’agriculture raisonnée. Un terme qui ne plaît souvent à aucun camp lobbyiste, comme à l’habitude lorsque l’on réfléchit et prend en compte tous les facteurs du réel dans un domaine spécifique. C’est d’ailleurs ce sujet qu’il est intéressant d’aborder pour mieux comprendre les blocages en cours.

Les modèles empêchent de réfléchir, alors que la recherche permet d’améliorer

La plupart de nos problèmes actuels proviennent d’un phénomène central que j’ai déjà traité ailleurs qu’ici mais qu’il me semble important de rappeler. Ce phénomène est en gros celui de la polarisation des opinions et du binarisme qui en découle, menant à des luttes idéologiques manichéennes qui refusent toute forme de réflexion de fond. La paresse intellectuelle est devenue le moteur des débats de société. La problématique de l’agriculture n’échappe bien entendu pas à ce phénomène, tout comme celui du climat ou de l’énergie, qui ont été d’ailleurs artificiellement reliés entre eux afin d’éviter toute réflexion de fond ou recherche objective à partir d’analyses scientifiques dégagées des intérêts politiques, militants ou financiers.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, deux camps s’opposent au sujet de l’agriculture : les défenseurs du modèle majoritaire, intensif et industriel et ceux du modèle de « la transition écologique vers le bio ». Pour simplifier : les capitalistes de l’agro-alimentaire et les anticapitalistes écolos défenseurs du climat. Il n’est bien entendu pas possible d’améliorer quoi que ce soit en restant sur ces oppositions. Chaque camp a des arguments pour démontrer que celui d’en face va dans le mur. Si l’on a vu pourquoi avec le modèle agro-industriel, de la même manière il est assez simple de démontrer pourquoi l’agrobiologie ne peut pas le remplacer : ses capacités de production ne sont pas suffisantes, ses coûts sont trop élevés et rien ne l’empêche d’être autant gourmand en ressources naturelles ou sans aucune qualité pour la protection de la biodiversité. Le label européen AB est là pour démontrer les errances du bio : sorti de l’interdiction de certains produits phytosanitaires de synthèse — avec de nombreuses dérogations — ce modèle n’a rien de vertueux et est de plus en plus utilisé par l’agriculture que j’appellerais « de masse » pour améliorer ses marges. Cette agriculture utilise les mêmes procédés agricoles que l’agro-industrie avec seulement des intrants chimiques et des pesticides en moins. Pas de préservation/utilisation de la biodiversité ou moins d’eau consommée dans l’agriculture bio de masse, mais seulement des engagements à écarter la pétrochimie, sans garantie aucune de mettre en action des méthodes adaptées à des productions agricoles de qualité, basées sur une gestion environnementale intelligente, comme les méthodes de l’agroécologie le proposent.

Partir du principe qu’un seul élément peut devenir le seul problème à résoudre permet avant tout l’économie de la réflexion. Le seul CO2 pour le changement climatique, les pesticides pour l’agriculture, le gaz ou le pétrole pour l’énergie, deviennent ainsi des ennemis à abattre, qui une fois abattus permettraient l’émergence d’un monde meilleur. Cette vision, à la fois naïve et radicale, qui fait l’économie de toute complexité et refuse de voir au delà d’une réalité qu’elle a simplifiée à l’extrême est autant problématique que l’autre, celle des conservateurs convaincus que rien ne doit changer. Cette vision conservatrice qui se persuade qu’il faut toujours continuer avec les modèles en vigueur qui auraient « fait leurs preuves » et seraient en réalité attaqués par des pseudo-révolutionnaires décalés des réalités. Le seul moyen, à mon sens, de sortir de ces visions antinomiques et manichéennes est de faire appel à la recherche scientifique et à l’ingénierie. Dépolitisées, autant qu’il est encore possible de le faire. L’idée est alors non pas de défendre un modèle ou encore d’en démonter un pour en imposer un autre, mais d’étudier les effets de celui qui existe déjà. Puis de le corriger — quand c’est nécessaire — pour l’améliorer, afin d’éviter qu’il ne continue à produire des externalités négatives, comme je l’indiquais au début de cette conférence. C’est ce que se propose de faire l’INRAE. Ne manque maintenant qu’un accompagnement dans ces voies par le politique. Et c’est là que ce n’est pas gagné. Que ce soit d’un côté ou de l’autre de l’échiquier.

Pas de changement de politique agricole, pas d’amélioration

Pour finir cette conférence, je voudrais faire quelques constats qui pourraient peut-être mener à des solutions. Mais avant, il me semble essentiel de parler des impasses dans lesquelles nous sommes enfermés, impasses crées par les choix politiques qui se succèdent depuis des décennies. Sur l’agriculture et son modèle majoritaire, basé sur les monocultures de surfaces de plus en plus importantes, exploitées par une industrie sous perfusion de subventions et verrouillées par les firmes agrochimiques, il me semble que rien n’a été fait pour que cela change depuis 60 ans. Au contraire.

Et c’est là que Farm to fork (de la ferme à la fourchette) de l’Union européenne arrive dans le débat. Il y a plusieurs façons d’envisager ce programme européen de transition agricole. D’un côté, ce Farm to fork est à l’agriculture ce que le green new deal est au climat et à la transition énergétique — il en fait partie d’ailleurs, du green new deal — : une opportunité pour les fonds d’investissement et les industriels de la green-tech. L’idée principale — sous prétexte de lutte contre le changement climatique — est de moderniser la production agricole à grands coups de capteurs, de smart-grid et autres innovations tirées de l’IA pour créer des fermes high-tech productrices de nourriture à proximité des consommateurs. Le tout saupoudré de % de baisses des engrais chimiques et de réservation de 25% des terres à l’agriculture bio. L’idée même de remettre l’agriculture là où elle était depuis des milliers d’années, au cœur de l’environnement naturel, comme régulatrice et protectrice de la biodiversité, semble être abandonnée avec cette approche.

Mais d’un autre côté, le Farm to fork est aussi — sur le papier — une volonté d’opérer un véritable changement dans la politique agricole, jusque là entièrement favorable à l’agro-industrie, pour justement la pousser à produire plus propre, avec moins de pétrochimie et des objectifs de préservation de la biodiversité. Je sais que tous ceux vent debout contre tout ce qui provient de la Commission européenne et des partis écologistes vont brandir deux études établissant que ce serait une catastrophe, que la famine — ou presque — nous guetterait si ce plan était appliqué. Ces études ont été financées par des lobby agro-alimentaire et comme dans le cas de l’alarmisme climatique financé par les lobbys verts, l’alarmisme est dans l’autre camp cette fois-ci.

En réalité, le Farm to fork ne se contente pas de donner un agenda pour abaisser la pollution causée par l’agro-industrie puisqu’il veut aussi installer de nouvelles pratiques pour diminuer le gaspillage ou l’approvisionnement des denrées alimentaires comme celles des aliments pour animaux. Au delà des 25% de terre réservées au bio, qui n’est pas forcément une bonne idée, je vous l’accorde, il y a de nombreuses propositions autour de l’agroécologie dont je vous parle depuis tout à l’heure et qui sont de véritables solutions. L’IDDRI, un institut indépendant, s’en est fait écho, je vous livre un extrait :

« Un autre changement envisagé par F2F, mais mal pris en compte dans les études de l’USDA et du JRC : l’innovation et les changements de pratiques agronomiques. La réintroduction des légumineuses en rotation comme l’optimisation de l’efficience d’usage de l’azote pourraient par exemple partiellement compenser la réduction de 20 % des intrants azotés. De même, l’allongement et la diversification des rotations, comme le redéploiement des infrastructures agroécologiques, favorisent une meilleure gestion de l’enherbement et des parasites, ce qui permet de réduire l’usage de pesticides avec un impact bien moindre sur les rendements que ce qui est envisagé. Sans compter que, dans l’autre sens, le scénario de référence auquel est comparé la F2F ne tient pas compte des effets négatifs à long terme d’un usage importants des intrants chimiques pour la capacité productive des agrosystèmes. »

Comme vous pouvez le voir, le sujet est très vaste, complexe et mérite plus de nuances qu’une simple défense d’un modèle tout industriel ou son opposé, bio, parfaitement vert et sans agrochimie. De nombreux problèmes agricoles soit-disant résolus par les pesticides, dont l’utilisation des néonicotinoïdes sur les plants de betteraves — par exemple — sont en réalité créés par l’utilisation trop intensive des insecticides et des pratiques agro-industriels. Je vous livre en conclusion une intervention d’un apiculteur sur le sujet, intervention qui à mon sens résume bien le serpent qui se mord la queue pour l’agro-industrie dans ce cadre précis :

« Les producteurs veulent utiliser de nouveau des semences enrobées de néonicotinoïdes, en traitement systémique, ils s’accrochent à leur ancienne pratique, ne veulent rien changer. C’est une erreur monumentale pour leur profession. Quand vous n’effectuez pratiquement pas de rotation de cultures, que vous mettez betteraves sur betteraves, voire maïs sur maïs, il ne faut pas s’étonner que le ravageur se délecte, passe l’hiver dans le sol et réapparaisse à la saison suivante. De plus, vous fabriquez des ravageurs résistants, puisqu’ils sont toujours plus ou moins touchés par le produit, donc c’est une catastrophe. »

J’aurais donc tendance à penser que tout n’est ni noir ni blanc dans cette affaire, sauf que refuser de changer de pratiques agricoles aux vues des limites déjà atteintes par ces dernières, me semble très risqué aux vues des réalités environnementales, alimentaires et écologiques actuelles. Pour autant, rien ne sert de brandir une obligation du tout bio ou du zéro agrochimie en agriculture qui ne pourrait pas se faire sans conséquences négatives dans la production. Mais sortir doucement de ce modèle en appliquant des méthodes scientifiquement éprouvées — celles développées en agroécologie — m’apparaît comme tout à fait souhaitable, si ce n’est indispensable. En tout cas, si l’on souhaite vraiment atteindre durablement une souveraineté alimentaire perdue, préserver et rééquilibrer la biodiversité, préserver la santé humaine, retrouver une agriculture saine, plus harmonieuse, mais toujours efficace et moderne.

Merci de m’avoir écouté.