Il est des moments où l’on a envie de dire à des amis qu’ils sont un peu à côté de la plaque. Pas pour les ennuyer ou les brimer, mais simplement pour leur faire un signe afin d’éviter qu’ils ne s’enfoncent dans des idées et un discours très légèrement inquiétant. Explications.
Le billet de blog « Look out ’cause here we come » de mon pote Spyou renvoie à des notions et des concepts qui semblent le dépasser. Tout comme le billet qu’il a mis en lien, intitulé « Qu’est-ce qu’on veut ? ». Quel est l’objet du délit et pourquoi ces deux billets sont — à mon sens — à la fois inquiétants et décalés, perturbants et profondément dystopiques.
Les Admin sys veulent le bien de tous…
Pour bien connaître l’administration système et réseaux, y avoir évolué pas mal d’années professionnellement et rencontré de nombreux individus passionnés par leur métier et l’écosystème, la culture qui s’y rattache, je sais une chose : administrer (des serveurs, des réseaux) n’est ni neutre ni dégagé de contingences très humaines. « L’admin » (appelons-le comme ça) est un capitaine de navire. Tout passe par lui et les passager, les utilisateurs sont entièrement dépendants de lui. Tout comme avec le Titanic, l’admin peut mener ses utilisateurs dans un gros iceberg et faire couler tout le monde (plus rien n’est accessible, y a plus de réseau, on peut plus bosser) ou les mener à bon port. Ce que j’ai vu dans ce milieu — durant une vingtaine d’années — m’incite à penser, qu’être au centre, avec le pouvoir de surveiller tout un chacun, de punir ou ouvrir des droits, régner sans partage de façon parfaitement opaque sur des personnes devant des ordinateurs n’est pas sans conséquences sur le positionnement intellectuel et psychologique des dits admin.
Il va donc sans dire qu’un administrateur systèmes et réseaux peut se prendre pour un dieu. Un petit dieu, certes, qui règne sur un petit univers, mais qui, avec l’interconnexion des réseaux active depuis 25 ans peut en arriver à penser le monde comme une sorte de grand réseau constitué d’agents intelligents — les êtres humains — et de ressources qui circulent en permanence, comme les flux d’information qu’il administre. D’où mon inquiétude quand les admins en viennent à « penser le monde », la société, et au delà : vouloir les changer, les transformer. Pour le bien commun…
Les deux billets qui m’incitent à écrire aujourd’hui se rejoignent donc sur un point qui a le don de m’inquiéter au plus haut point :
« Nous devons être d’abord des humain⋅e⋅s qui veulent un monde meilleur. Et nous serions alors motivé⋅e⋅s pour fournir une partie de celui-ci, qui sera le socle de nombreuses autres améliorations. Pas juste pour être la « bonne alternative », mais parce que nous voulons co-construire le rêve commun. »
https://blog.cyphergoat.net/blog/quest-ce-quon-veut-/
Et ensuite :
Je ne crois pas non plus à la théorie qui dit que « les gens sont trop cons pour savoir quoi faire sans qu’on leur dise ». Ils ont été éduqués comme ça. Depuis des centaines d’années. Il faut juste changer le disque (…) Tout en travaillant à la rééducation générale selon un principe qui peut paraître tout con : OUI, TU PEUX. JUSTE FAIS LE.
https://blog.spyou.org/wordpress-mu/2020/05/12/look-out-cause-here-we-come/
Utopie de la société parfaite…
Quand on me parle de « Better world », j’ai tendance à fuir. Vous devez savoir pourquoi : le slogan des géantes californiennes, Facebook au premier chef, est : « To make the world a better place. » Et puis il y a « Brave new World » d’Aldous Huxley, traduit en français par « Le meilleur des mondes ». L’idée centrale de ces « mondes meilleurs » est le suivant : le problème n’est pas le monde mais les humains qui l’habitent. Si l’on change les humains pour qu’ils se comportent mieux, alors le monde des humains sera meilleur. Ce qui chez un admin sys se traduit par : « Le problème n’est pas le logiciel ou l’ordinateur mais ce qu’il y a entre la chaise et la clavier. » En gros, les informaticiens font bien les choses, voire le maximum pour que tout fonctionne bien, et la plupart du temps ce sont les utilisateurs le problème, par leur mésusage ou leur stupidité.
Parler de « rééducation générale » me fait donc fuir aussi. C’est politique la rééducation générale. Si on connaît le maoïsme, la Longue marche et la Révolution culturelle, il y a dans ce terme des visions effrayantes. De tyrannie. Éclairée, bien entendu. Puisque Mao savait, lui aussi, en bon admin des 500 millions de ses compatriotes Chinois — à l’époque—, ce qui était bon pour eux. En les rééduquant. Pour créer une société « meilleure ». Évidemment.
« (…)les professeurs et les intellectuels sont envoyés dans les campagnes pour être « rééduqués » par le travail manuel. Puis, une fois les gardes rouges neutralisés par l’armée, une fraction très importante de la jeunesse urbaine subira le même sort durant les dix années suivantes(…) »
Quant à « changer le disque des gens »… la citation et conclusion de cet article explique très bien ce qu’il en est.
Nous voulons « co-construire le rêve commun » nous dit aussi l’auteur du billet intitulé « Qu’est-ce qu’on veut ? ». Une phrase terriblement flippante, qui, à mon avis, dépasse complètement son auteur. Un rêve, par essence, appartient au rêveur. Il ne se partage pas. Et s’il est raconté une fois éveillé et que d’autres ont fait le même, ou se le sont fabriqué, ou que le rêve d’un est imposé aux autres… que se passe-t-il ? Et puis à qui correspond ce « on » ? Les admins sys ?
« Co-construire un rêve commun (une utopie, donc), rééducation générale, changer le disque »… pour fabriquer un monde meilleur ? Chers admins ;-), votre idée d’un « monde d’après », basée sur une utopie, a déjà été mise en œuvre. Avec exactement les mêmes objectifs : changer l’humain « en mieux » pour qu’il fasse mieux et surtout, pour qu’il fasse émerger un nouveau monde bien plus harmonieux et juste. Rallier les humains autour d’une utopie. Je vous donne un bout d’analyse d’un chercheur en Droit public, Frédéric Rouvillois, qui a notamment publié « L’invention du Progrès, aux origines de la pensée totalitaire ». Je pense que vous comprendrez alors mon inquiétude… (Et, oui, ce chercheur publie dans des trucs conservateurs, mais son analyse n’en reste pas moins très pertinente, à mon sens. A lier à celle de l’historien Johann Chapoutot qui a publié « Libres d’obéir : le management, du nazisme à la RFA« , qui pour sa part n’est pas du tout côté droit du manche…
(…) le dénominateur commun aux utopies est leur ambition de construire ici et maintenant, par la science et la technique, une société parfaite, une cité idéale, à la mesure et au service de l’homme nouveau. Un paradis terrestre qui se traduira par une réconciliation générale : réconciliation entre l’homme et la nature, réconciliation des hommes entre eux. Si la thématique de l’égalité y est omniprésente, ce n’est pas que l’égalité est un bien en soi, c’est parce qu’elle permet d’effacer les causes et la possibilité du conflit. L’utopie, c’est la disparition du conflit et du hasard : c’est un monde intégralement fluide, ce qui suppose une mainmise sur les choses, les êtres, la nature et l’histoire. Or, le noyau dur du nazisme, c’est moins le racisme que cette dimension utopique.
Post-Scriptum : No offense les gars, c’est juste pour vous faire un p’tit électrochoc. On a tous des moments d’emballements et de décalages. Surtout avec la propagande incessante sur l’effondrement, l’apocalypse écologique et autres affirmations visant à établir que « la fin de la civilisation est proche ». En réalité, plein de choses positives se passent, d’améliorations, de meilleures gestions de l’environnement et autres dans le monde. C’est pas parce que la société française est en crise politique depuis des lustres et aux mains d’une petite bande de mafieux technocrates qu’il faudrait penser que tout fonctionne pareillement partout et qu’on est foutus. Notre sentiment d’impuissance ne devrait pas devenir un carburant idéologique menant au totalitarisme (qu’il soit capitaliste, anti-capitaliste ou écologique, ou alimentaire ou wathever de type « save the world ». Et vouloir faire est avant tout une décision personnelle. Faire faire (aux autres) est une coercition. Donc faire est central, mais sans demander aux autres de faire la même chose ou d’aller dans le même sens. La liberté individuelle (et collective) doit rester le noyau dur de nos humanités. Même si cette liberté détruit plus souvent qu’autre chose, à chacun de construire son propre « monde meilleur », sans rien attendre des autres. Au final, l’histoire nous enseigne une chose : la fin de l’humanité, de l’histoire, de la civilisation a été annoncée des centaines de fois et même si cela a failli survenir à plusieurs époques, ce sont simplement des histoires que nous nous racontons pour nous motiver, dépasser notre condition. Une chose par contre, dont nous devons nous méfier, est intemporelle : notre capacité à nous leurrer et vivre dans une illusion fabriquée par notre cerveau. Au point de penser savoir pour des millions ou des milliards de personnes ce qui serait meilleur pour elles… 😉